13 arcades, une façade de 70 mètres, une Vénus accroupie, un pied...

C'est le pied qui nous fera avancer. Je me suis dit ça en le voyant. C'est un pied sur le site des fouilles archéologiques menées depuis deux mois sur le chantier d'un centre commercial. Vous l'avez vu sans doute comme moi dans les journaux: les archéologues s'en donnent à coeur joie dans l'Oise. Pour une fois qu'ils trouvent mieux que trois bouts d'assiette cassée... C'est même presque trop beau pour qu'on y croie...Est-on certain que ce n'est pas la maman de l'un d'eux qui a fait fabriquer en plastique bien imité cet ensemble dingue, cette fausse construction gallo-romaine du IIème siècle? Pour faire croire à son fils (à sa fille?) qu'il venait de faire une découverte extraordinaire?

C'est le pied qui nous fera avancer, battre le coeur, rigoler,  tomber amoureux, faire à manger, c'est le pied apparu pour nous enchanter.

Une histoire vraie

Mes enfants, asseyez-vous confortablement sur mes genoux et à mes genoux, je vais vous raconter une histoire. Je vous préviens, c'est une histoire vraie. Venez, venez, il reste de la place, asseyez-vous sur l'accoudoir du fauteuil. Chut, je commence.

Il était une fois Monsieur Balédanlku et Madame Komunepoupé.

Chaque matin  ils prenaient tous les deux le train de 7h 20 pour aller travailler. Je les voyais sur le quai. Chacun de son côté car ils ne se connaissaient pas. Ils ne savaient pas que l'autre existait, ils n'en avaient aucune idée.

Je vous décris Monsieur Balédanlku. Il a entre 30 et 35 ans, un costume et toujours Le Monde de la veille, (enfin, je suppose que c'est celui de la veille) plié sous le bras. Parfois c'est un porte-document. Mais il a toujours la même position du bras gauche, replié sur Le Monde ou un dossier plat. C'est le genre d'homme à préparer ses vêtements la veille au soir et à remplir sa déclaration d'impôts dés qu'il la reçoit. Il a un début de calvitie. Mais je l'ai bien observé: je vous assure qu'il est très jeune. Son costume est sérieux ,des plus classiques, gris foncé,  mais le pantalon est toujours un peu serré. Monsieur Balédanlku se tient très droit, très extraordinairement droit, très extraordinairement raide. Il avance d'un pas très régulier, très lent, comme s'il portait un encensoir. Il s'avance vers la gare avec componction.

Madame Komunepoupé a entre 35 et 40 ans. Elle a un visage extraordinaire de poupée, avec un petit nez retroussé, presque pointu, du bleu sur les paupières, et des boucles blondes sur les épaules complétement artificielles, faites au fer à boucler, impeccables, une petite bouche rouge, elle ne sourit pas beaucoup,elle a tous les jours, absolument tous les jours des chaussures différentes et une jupe différente (on la voit qui dépasse sous son manteau qui par contre est toujours le même. Sauf qu'elle a aussi un imperméable pour les jours où il pleut).

Sa tête est toute petite sur un corps  beaucoup plus important. Mais elle ressemble beaucoup à une poupée de foire. On a envie de l'asseoir sur un divan avec ses grosses jambes qui pendent et ses boucles aussi qui pendent.

Qu'est ce que je connais d'autre d'eux?

Monsieur Balédanlku habite dans ma résidence et prend le même métro que moi. Souvent en sortant de la gare Saint-Lazare je le suis, ne pouvant pas le quitter des yeux, guettant le signe de quelque chose d'autre que ce qu'il me donne à voir tous les jours. Mais je ne vois rien, il marche, il descend dans le métro, et je le perds de vue.

J'en sais plus sur Madame Komunepoupé. J'en sais plus parce que je sais qu'elle n'est pas du tout comme on croit. Un jour en effet, elle était dans la même train que moi le soir, avec un ami qui a surgi et s'est assis à côté d'elle. Eh bien elle a une voix grave, pas du tout une voix de poupée, et elle a l'air très intelligente, et quand elle riait et parlait, elle était rayonnante. Or une poupée n'est jamais rayonnante, n'est-ce-pas?

Quand Monsieur Balédanlku s'est approché d'elle ce matin-là elle a à peine bougé un cil. Elle l'a pourtant vu venir du fond du wagon. Il marchait lentement avec sa componction  habituelle.

Il a posé son Monde sur les genoux d'un voyageur interloqué, il a enlevé sa veste de costume. Il était  en chemise, tout le monde regardait, il n'y avait plus un bruit, elle était immobile, ses yeux de porcelaine juste un peu agrandis, le train roulait. Je voyais sa poitrine se soulever sous son chemisier. Elle l'a déboutonné., soulevé sa jupe écossaise. Il a baissé son pantalon. Et ils ont fait l'amour.

Vous voyez cette télé dernier cri?

Cette télé ne marche plus depuis six mois. Ou plutôt, quelque chose dans la connexion internet ne marche plus. Donc le cube télé n'est pas cassé, mais on ne peut pas la regarder. Il suffirait de changer le boîtier. On ne l'a pas fait. On ne le fait pas. On est très contents comme ça.

Vous me direz:" elle est super moche, alors faut l'enlever." Mais non, nous on est comme ça: on respecte les vieilles télés ! Et puis je vous dis qu'elle n'est pas cassée.

Bref cette télé muette, fermée,  nous convient très bien. Mieux que si elle n'était pas là. Elle est là, mais elle n'est pas là.

Je ne dis pas qu'il faut faire comme nous. Genre les gens qui ont arrêté de fumer et qui s'indignent que les autres fument. Mais je suis simplement étonnée du bienfait dans ma vie de cette télé fermée.

Une télé dans une maison, quand il y a de la place, est moins dévoreuse que dans un appartement. Dans un appartement une télé allumée s'entend de partout. Celui ou celle qui l'a allumée l'impose aux autres par le son. Et le son est pire que l'image. On peut détourner les yeux de cinquante centimètres, on ne peut pas détourner les oreilles.

La télé muette me repose, me fait mieux respirer. La télé me suffoquait et je ne m'en rendais pas compte. Je n'ai pas besoin de voir les images qu'elle me propose. Elle m'enchaîne.

Démonstration hier matin au boulot: c'était affreux. Je voulais parler des élections. Eh bien en une seconde tout le monde a parlé de la soirée électorale à la télé, que donc je n'avais pas vue. Et mes collègues qui ne votent pas FN, qu'est ce qu'ils ont dit tout de suite? Ils ont dit: "Dis donc Philippot était excellent".

Je les ai regardés, écoutés, ils parlaient de ça, de comment était Philippot ! Voilà ce qu'ils disaient, eux qui par ailleurs pour certains portent Guy Debord aux nues.

Je m'en fous. Absinthe est d'accord avec moi.