"Moi mes souliers..."

Je l'ai ce matin entendu dans mon dos rentrer dans le wagon de métro et dire d'une voix à la fois douce et fatiguée et âgée  "Bonjour messieurs dames" et pas "bonjour m'sieur dames", puis se mettre à chanter "Moi mes souliers" de Félix Leclerc. Je pense qu'il a eu une très belle voix mais que maintenant sa voix est fatiguée. Autrefois -on est bête comme on dit quand on est jeune - je n'aimais pas Félix Leclerc. Ou pour être plus exacte, je n'ai jamais aimé Félix Leclerc. Mais ce matin avec sa voix vieille qui était la voix la plus dénuée des saloperies du monde, "Moi mes souliers" m'a retourné le coeur. Il a aussitôt continué avec "La bohème" d'Aznavour et c'était lumineux ces deux chansons l'une après l'autre. Il les chantait pour nous, il les chantait pour moi. Chaque mot se détachait magnifique, chaque inflexion de la voix, et son usure, une voix usée d'avoir beaucoup chanté étaient d'une splendeur que je n'ai jamais entendue, tellement il ne cherchait pas à faire de l'effet, aucun effet, il chantait comme on dit quelque chose doucement, comme on dit l'amour sans rien attendre en retour. A la fin il s'est avancé, je l'ai vu, sa grande taille, ses cheveux gris, ses yeux, son sourire, son âge, peut-être soixante dix. Il a juste dit en parlant de la Bohème: "je l'ai écrite ce matin" en se poilant un peu mais à peine, avec une légéreté de nuage.