UA-122527695-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/03/2014

"Nancy, où c'est impossible de trouver un lustre" ! (Ma soirée d'hier avant Rameau)

goya_les_vieilles_1808.jpgGoya, 1808

"Chez Francis" est une brasserie luxueuse de la place de l'Alma qui porte  mal ce nom bon enfant:  elle n'a rien de bon enfant. J'y suis entrée hier à 18h30 parce que j'étais arrivée en avance pour le concert qui était à 20 heures. J'étais crevée (ça change), et j'avais besoin de m'asseoir. Le chocolat chaud était délicieux, servi avec ce que j'ai cru d'abord une mini-madeleine, mais c'était un mini-financier. Les financiers, ça va bien avec cette brasserie. 6 euros 80, encaissés dans les cinq minutes comme si j'allais partir sans payer, chose qui serait bien impossible. En effet, quatre ou cinq garçons plus ou moins videurs gardent l'entrée, fermée d'un rideau (rouge je crois, décor cocotte 1900).

Mais 6 euros 80 ce n'est rien pour le spectacle. Sur la même banquette que moi, tout près, trois vieilles dames très bien fringuées, très élégantes, surtout la plus âgée. C'était aussi la plus bavarde et celle faisant semble-t-il autorité sur les deux autres. Elle parlait sans arrêt comme dans un groupe de filles de 17 ans. De la mode des tatouages. " Affreux, vraiment affreux" (je suis d'accord avec elle!). Des jeunes filles qui ont des jupes au ras "du derrière" a-t-elle dit (non je trouve ça très joli, sauf si c'est Louise !). De "Nancy, où c'est impossible de trouver un lustre" ! J'ai adoré cette phrase, dite avec la plus grande consternation. De Deauville "Je n'aime plus Deauville" lançé avec vigueur. Etonnement des deux autres. "Maintenant je vais à Dieppe". Elles en choeur: "A Dieppe?!?" "Oui on a trouvé -on, son mari?une amie?- un hôtel fabuleux à Dieppe. On dîne devant la baie (la baie? elle en parle comme de la Riviéra !). Tout est illuminé. C'est très bien!". Stupeur des dames. "Et puis vous savez quoi ? Au petit déjeuner on m'a demandé mon âge. J'ai répondu 82 ans. Eh bien on m'a dit Madame à partir de 80 ans le petit-déjeuner est gratuit !" Elle s'esclaffe ravie, elle qui peut s'offrir tous les petits déjeuners et grands déjeuners de la terre. Elle porte des bijoux somptueux, une veste en shantung rose framboise, des jolies chaussures, je vois ensuite quand elles partent son très beau manteau, et comme elle est courbée, courbée comme une vieillarde, bossue, mais elle est très bien coiffée, tout de suite j'ai envié son argent, oh ce que je ferais avec cet argent ! la vie confortable et sans soucis que j'aurais! Que faisait son mari? Son père? Qui a-t-il exploité, trahi, vendu?

En face de chez Francis, la Tour Eiffel, de l'autre côté de la Seine, brille. A un moment elle dit avec un petit rire étouffé, atroce : "Pfff, je ne la regarde même plus, elle est toujours en face de moi, je ne la vois pas!". Elle habite donc à deux pas. C'est la plus riche des trois.

Son sac à main, magnifique, est posé sur la banquette entre elle et moi. Je pense à tout ce qu'il y a dedans. Elle devine mes pensées. Elle le ramène sur ses genoux. Elles parlent maintenant d'une autre femme. "Elle a 75 ans. Elle a un amoureux". Les autres semblent choquées, dégoûtées. Elle pas du tout. Pleine de commisération: "Que voulez-vous? elle dit que quand elle est seule, elle pleure. alors elle a pris un amoureux. "" Mais il est veuf?" demande l'une. "Je ne sais pas." L'autre insiste:" Mais il n'est pas marié?" "Je ne sais pas répète-t-elle". La  troisième "Si elle va chez lui, c'est sûrement qu'il n'est pas marié". Les deux plus jeunes, genre femmes de militaires, sont passionnées. Elle répond provocante" Bah je sais pas. Elle vient peut-être chez sa femme" "Quand sa femme y est?" s'exclame l'une. "Peut-être" répond-elle. Un ange passe. Elles se lèvent. Dommage pour moi.

La bavarde est très entourée. C'est elle la plus riche et je comprends alors que c'est les deux autres qui ont réglé. Elle minaude" Merci. Mais la prochaine fois, chacun -sic- réglera ses consommations". A l'avance elle ne les invite pas ! Elles s'éloignent, elles sortent. Elles ont disparu. Je ne les reverrai jamais.

J'ouvre le livre de Simon Leys sur Orwell. Je lis quelques pages. Je sors dans la fraîcheur du soir. Je marche vers le théâtre des Champs Elysées tout près, en bas de l'avenue Montaigne, pour aller écouter Rameau. "Les fêtes de l'hymen et de l'amour".

 

 

Commentaires

Bravo pour l'illustration? C'est très ressemblant, je les vois d'ici.
Marie

Écrit par : Marie Hatton | 13/03/2014

Le tableau de Goya est quand même cruel et plus sombre que ce que je pense ...

Écrit par : Sophie | 13/03/2014

Comme Marie, je trouve que tu as bien choisi l'illustration. Bravo pour ton récit, il est parfait, très vivant ! C'est drôle, je ne crois pas qu'à Manosque je puisse assister à ce genre de scène, tu m'a dépaysé...

Écrit par : sabine | 13/03/2014

Pour une fois que je raconte pas des histoires de métro !!!!

Écrit par : Sophie | 13/03/2014

Je n'ai pas peur de le dire, ton texte est une pure merveille.

Déjà, ton amoureux est le plus bel homme de la salle, et ça s'est formidable. Tu vas entendre Rameau, tu prends une consommation dans un endroit chic.....soirée parfaite.

Mais ta description des trois dames..... un bijou, un morceau d'anthologie. On a quand même bien un peu envie de la baffer, la dame en veste framboise, qui se laisse inviter et propose royalement que la prochaine fois chacune paie sa part...... on croit rêver. Pas possible que ça existe, des gens comme ça.

Tu as vraiment un don pour faire vivre ces "tranches de vie".

Écrit par : Julie | 13/03/2014

Merci Julie, t'es trop gentille !

Écrit par : Sophie | 13/03/2014

Je ne peux que répéter ce que les amies commentatrices ont écrit, c'est vivant à souhait ; quand j'étais petite ma maman appelait ces personnes des "vieilles rombières", ceci dit sans vouloir froisser personne..., l'illustration fait un peu peur...!

Écrit par : jos | 14/03/2014

J'ai vu ce tableau en "vrai" au musée des beaux arts de Lille, il y a très longtemps. Je pense qu'il avait été prêté pour une expo, je ne me souviens plus. Il est vraiment frappant, et mon mari et moi avons ressenti en le voyant une impression très forte, jamais oubliée.

Écrit par : Julie | 15/03/2014

Les commentaires sont fermés.