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13/12/2014

La journée

La journée. Est-ce que je peux parler de la journée? Ben pas trop. D'ailleurs vous avez du le remarquer: je ne parle quasiment jamais de mon travail. Je n'ai pas envie de prendre des risques. Je tiens à mon emploi.Je n'en retrouverais pas un autre. Ses joies et ses pas-joies. Bon. Ceci dit, je vous dis pas comme c'est dommage ! Une mine ! Mais je ne peux pas. Donc je vais recommencer mon récit(-phoné) au moment où je sors du boulot. Et quand je sors de l'immeuble (du boulot) ça me fait exactement la même chose que le matin quand je pars, une merveilleuse impression de liberté. En ce moment il fait nuit.Il y a des flaques noires de pluie noire par terre. Les néons rouges et verts des boutiques sont allumés. C'est comme s'il était minuit. Pourtant il est entre cinq heures et demi et six heures.  Mon amoureux du matin n'est plus là. Où est-il? Où vit-il? Que fait-il? C'est comme si je l'avais rêvé. Comme s'il n'existait pas. J'arrive au métro. Devant les marches qui y mènent il y a souvent un gars qui vend des ananas sur une planche ou du maïs grillé. Sur le trottoir d'en face, quand j'ai le courage de le traverser, il y a le marchand de journaux qui était géomètre, qui m'avait passé un savon il y a deux ou trois ans parce que je lui présentais des billets de cinq euros chiffonnés quand je lui achetais Le Monde et il m'avait dit "Vous DEVEZ avoir le respect de l'argent. On ne donne pas les billets froissés comme ça, ça se fait pas Madame, c'est pas bien, vous ne respectez pas l'argent?". J'avais beaucoup aimé cette engueulade. Personne ne m'avait jamais demandé si je respectais l'argent. Et puis il est devenu très gentil. Il m'appelle "chère madame". Il me dit "Comment allez vous chère Madame?" et il me demande si ma cheville c'est sûr que c'est fini.

Je descends tous les soirs dans la métro avec l'appréhension qu'il y ait un problème de trafic, et d'être coincée là. Mais ça ne m'est jamais arrivé. Je croise les doigts. Je bénis la rame qui arrive.Même si elle est pleine comme un oeuf. Elle est toujours pleine comme un oeuf. Des places se libèrent vers Charonne. Je m'asseois et souvent je m'endors aussitôt dans une torpeur délicieuse. C'est un arrachement de sortir de ce demi sommeil à Havre Caumartin, je me fais vraiment violence pour ne pas rester dormir jusqu'au terminus puis toute la nuit. Le moment où  je me lève et sors du wagon,je crois que c'est le plus dur de la journée. Sans blaguer. Me frayer un chemin pour sortir dans la foule qui monte à l'assaut, ça me fatigue, j'étouffe, ça m'épuise, il faut se battre pour sortir du wagon vite avant qu'il redémarre, ouf je suis sur le quai, je respire. Un escalator et me voilà dehors.

Et vous savez ce que je fais? Je prends absolument tous les soirs un raccourci par le rayon parfumerie du printemps dont la porte est à deux mètres de la sortie du métro. L'odeur mélangée de tous les parfums me saisit chaque soir. J'ai repéré toutes les jeunes femmes qui travaillent là et selon les soirs je vois celle qui a relevé ses cheveux, celle qui a l'air vraiment fatiguée, celles qui papotent, les grands agents noirs de la sécurité. Visiblement elles sont obligées d'être habillées en noir, leurs pantalons moulants, leurs robes, leurs bouches très rouges; et il y a aussi  deux ou trois hommes attachés comme elles à une marque luxueuse et qui travaillent ici, un chauve de quarante cinq ans à peu près, très affable avec une chemise cintrée toujours très souriant, et deux jeunes hommes minces comme des haricots (magiques?), très grands, qui ont, attachée à leur ceinture, une sorte de tablier noir de maquillage avec plein de pinceaux, de fards, et qui souvent, debout, maquillent une femme assise en tournicotant autour d'elle avec des airs sérieux comme des papes, et ils ressemblent à des maquilleurs de plateaux de cinéma. Ils virevoltent. Tout est noir, parfumé, et doré, avec au fond des grands bouquets d'orchidées,  dans ce lieu que je traverse épuisée. Beaucoup de très riches femmes voilées, des japonaises aussi, des femmes noires semblant très riches, quelques blanches riches, évidemment quasi personne de normal, sauf à la limite en ce moment où les gens cherchent des cadeaux de noël, mais les parfums coûtent très cher, vous avez vu le prix des parfums?

Et tous les soirs je fais deux choses (Seigneur, je vous dis tout) que voici dans l'ordre et que je fais quasi en marchant pour ne pas perdre de temps, mais d'un pas lent car je vacille de fatigue: j'approche mon visage d'une grande glace ronde grossissante qui se trouve là et je regarde le grain de ma peau, mes sourcils, mes yeux. Souvent mon mascara a coulé et cerne de gris ou  d'un noir dégueulasse mes yeux. Je ne m'attarde pas, je fais quatre pas, et là je m'asperge d'un des innombrables parfums qui sont là en démonstration (sauf mon préféré de tous les préférés: In love again d'Yves Saint Laurent, qui n'est pas accessible ici ce qui constitue une injustice ou bien relève d'autre chose) Hop plusieurs pschitt de j'adore de dior ou de coco de chanel ou de petite robe noire de guerlain et je repars en sentant capiteux comme si je partais à un cocktail,je dis aurevoir monsieur au gars de la sécurité devant la porte, et je retrouve la rue du hâvre. Parfois devant le lycée Condorcet, des lycéens qui se sont attardés s'embrassent dans l'obscurité. (Oui cette partie de la rue est étrangement très sombre, on dirait le moyen-âge). Je les envie quelques secondes, je suis si fatiguée, j'aimerais tellement avoir dix-sept ans et plein de force, mais ça ne dure pas. Le sentiment d'envie qui m'a étreint est un pincement qui ne dure pas. J'ai eu ma vie,maintenant j' ai 60 ans, c'est normal, c'est comme ça. J'ai eu 17 ans et tous les âges, et  plus jamais je n'aurai dis sept ans ni trente ni quarante ni cinquante, tant pis, je suis comme quelqu'un de fatigué à la fin d'une bonne soirée et qui n'a envie que de se coucher. J'arrive à la gare. Il y a encore un petit moment pénible pour la traverser mais je tiens le bon bout. Les escalators sont envahis, la foule est sombre et épuisante, allez je vais arriver aux quais.

Et là encore je prie. je prie pour qu'il n'y ait pas de perturbation de trafic. enfin pas trop. Car là il y en a quasiment tous les soirs. Mais pas une trop importante perturbation, mon Dieu, s'il vous plait, pas trop. Parfois, souvent, je dois attendre debout, un quart d'heure, vingt minutes, une demi-heure et là mes amis je n'en peux plus, tout le dos me tire, je me sens la plus malheureuse du monde. Certains soirs le train arrive quand j'arrive. Il y a de la place s'il n'y a pas de problème spécial, même s'il est plein. Je lis Le Monde, j'envoie et je lis des textos, -comme tout le monde-, je compte les minutes avant d'arriver. Un jour j'ai mangé un sac de curly et je me suis fait engueuler par une pimbêche qui trouvait que je faisais trop de bruit.

Une demi-heure après, si tout s'est bien passé, j'arrive enfin à la gare, à MA gare. Et là des images horribles du trajet du lendemain m'assaillent. Je marche. J'ai mal au dos, mal au ventre, mal à la tête. Je suis vraiment moins flambante que le matin. Je me dis presque tous les soirs que non, cette fois, non, je n'arriverai pas à y retourner le lendemain, que ce n'est pas possible. Et puis j'arrive. Je vois les tours de la résidence, les carrés jaunes des fenêtres allumées.Dans le hall je croise des voisins. Ou des gens qui sortent de chez le docteur (je vous ai dit hein que mon docteur habite au rez de chaussée? ou plutôt consulte au rez de chaussée, il n'habite pas là en fait, c'est son cabinet) Je monte dans l'ascenseur. 9ème étage. C'est Absinthe qui m'accueille, je vois son petit bout de museau adorable, et mon chéri, qui des fois me dit "va pas dans la cuisine c'est le bordel, mais je te promets je fais la vaisselle, assieds toi assieds toi" et il me pousse presque pour que je m'asseois sur le canapé et que je n'ouvre surtout pas la porte de la cuisine,  il dit "je te fais un thé" et moi je proteste, je dis "mais je peux aller au toilettes quand même, c'est un monde!" parce que j'ai besoin d'y aller et que je suis énervée. La tension de la journée tombe d'un seul coup. Louise me parle et m'énerve aussi. Il y a vingt minutes où je suis un paquet de fureur. J'aurais besoin d'être seule une demi-heure car je suis en morceaux. Il faut que je me reconstitue. Je me reconstitue. Ensuite en général on dîne.Les jours fastes je fais à manger.Peu dej ours fastes et même des fois je suis trop fatiguée pour manger, même si je me fais servir. Un bol de thé, je me démaquille, je change l'eau des chats, je prends mon médicament du soir, je me lave les dents, je me couche, je n'en peux plus, je tombe dans le sommeil comme dans un trou sans fond.

 

 

Commentaires

Je me souviens de ce mec qui t'avait grondée pour un billet froissé, non mais, quel culot, je suis encore en colère contre lui, heureusement que maintenant il est devenu poli, c'est la moindre des choses. Il n'a pas du en revenir que tu lui donnes raison.

J'en ai presque eu les larmes aux yeux de lire ce que tu écris pour ton trajet de retour. Je t'imaginais attendre dans le noir et le froid un train qui n'arrive pas, alors que tu en as déjà plein les bottes, plein le dos, plein tout ce qu'on veut, de ta journée. Pourquoi la vie est-elle si mal faite, pourquoi ne peux tu pas transporter ton travail près de ta maison ?

Écrit par : Julie | 14/12/2014

Parce que la situation économique fait qu'on prend ce qu'on a et qu'on est déjà bien heureux d'avoir !

Écrit par : Sophie | 14/12/2014

Quel billet ! Merci Sophie. J'adore ton passage à la parfumerie du Printemps, un brin de douceur dans ce monde de brutes...

Écrit par : sabine | 14/12/2014

Contente que tu aimes ce billet. Mais je n'ai pas réussi à bien le dire, la parfumerie du Printemps est un monde sirupeux et visqueux qui pue l'argent, un contraste fort avec le métro, pas très sympathique en fait.

Écrit par : Sophie | 14/12/2014

La journée qui passe, la fatigue, la nostalgie de la jeunesse, la résignation pas tout à fait résignée parce qu'on voudrait que la journée se prolonge ...C'est magnifiquement bien écrit.

Écrit par : Lina | 14/12/2014

Merci Lina.

Écrit par : Sophie | 14/12/2014

oui c'est magnifique et d'une réalité qui nous touche toutes (...et tous)

Écrit par : jos | 15/12/2014

Je sais bien, tu l'as déjà expliqué, mais si par un coup de baguette magique, ton bureau pouvait venir dans ta ville, avoue que ce serait génial.

Les parfums coutent des prix indécents, c'est juste pour donner aux gens qui ne peuvent pas s'acheter des robes Dior ou St Laurent (la majorité, quoi) l'illusion qu'ils font un peu partie de ce monde du luxe.

Écrit par : Julie | 15/12/2014

Ah non, pas mes collègues dans ma ville !!!!! (je rigole !)

Écrit par : Sophie | 20/12/2014

ecrit ce recueil Sophie, tu écris si bien; mes idées fondent face aux tiennes..il est vrai que ma vie est une attente de je ne sais quoi, ceci dit sans nostalgie aucune,...si..un peu quand même...mes enfants, mes amours..heureusement j'ai un "club féminin" tout près de chez moi, pas de bavardage nons d'échange et faire plein de choses pour celles qui en ont encore l'envie, depuis dix huit mois j'ai été un peu frustreé mIa ce n'est pas la galère non plus, je vais les voir quand j'en ai envie
Ta vie et la mienne sont actuellement différentes bien que je n'a pas toujours eu tout ce temps, on en "bave" dans la vie
écris, continue cela nous fait un bien fou

Écrit par : jos | 15/12/2014

Je t'embrasse et pense bien à toi

Écrit par : Sophie | 20/12/2014

Les commentaires sont fermés.