02/07/2013
Deux hommes chaque jour dans ma vie
Il y a deux hommes chaque jour dans ma vie. Je vois le premier le matin et l'autre le soir. Je vois le premier en allant travailler et le 2ème en sortant du travail. Ils sont à deux cent mètres l'un de l'autre, même pas, et pourtant ils ne se connaissent pas. Je crois qu'ils ont le même âge. Aux deux je donne tous les jours de l'argent; deux euros ou trois à mon homme du matin, un euro quatre vingt à mon homme du soir. On a commencé par l'argent, sans faire attention à rien mais maintenant eux et moi je crois que je peux dire qu'on s'aime. Enfin non, j'exagère, moi je les aime. J'allais dire que ça n'a rien à voir avec l'argent. Mais bien sûr que si, ça a à voir avec l'argent. J'aime leurs mains à tous les deux. Je pense qu'ils ont à peu près soixante cinq ans. Aucun des deux n'est français.
Le premier est assis dans le passage des passants au pied d'une colonne Morris recouverte d'affreuses affiches de cinéma, presque au-dessus du périphérique. Devant lui son petit chien blanc est assis, endormi. Il est toujours là, même quand il fait très froid, sauf quand il neige. Pourtant pendant à peu près trois mois il avait disparu, ça ne fait pas longtemps qu'il est revenu. C'est fou comme j'étais heureuse il y a une ou deux semaines quand de loin je l'ai revu, j'avais pensé à lui, je m'étais inquiétée. De loin il m'a vue arriver, j'étais intimidée, je suis intimidée par son regard. Il est peut-être roumain. Je le trouve incroyablement beau, c'est le plus beau des hommes. Je lui donne tous les matins deux ou trois euros et je caresse le petit chien. J'aimerais m'asseoir à côté de lui et rester là avec lui assise à ne rien faire, dormir sur son épaule, glisser dans cet amour.
Le soir quand je sors du travail ça fait longtemps qu'il n'est plus là. Je traverse la place et c'est le moment du deuxième homme. Lui il est debout, il a un travail, il est kiosquier. Je pense qu'il est marocain.Il parle parfois. Mon homme du matin est le silence et les yeux. Mon homme du soir est bourru ou grognon, il m'a passé un savon une fois je l'avais raconté parce que je ne pliais pas proprement les billets, en me disant que je n'étais respectueuse ni de l'argent ni de lui. Maintenant je les repasse bien, avant, du plat de la main, enfin je le repasse, si c'est un billet de cinq euros mais plus souvent je lui donne deux euros, je lui achète Le Monde.Maintenant, si Le Monde que j'ai pris sur le dessus de la pile est un peu froissé il se déplace pour sans un mot m'en chercher un autre tout lisse, impeccable. Lui aussi il m'intimide.
L'homme assis du matin qui mendie sans mendier est mon amour, l'homme debout du soir qui travaille est mon ami. Le petit chien est mon chéri. Ils sont courageux, forts, libres.
22:53 | Lien permanent | Commentaires (8)
Commentaires
cela je l'appelle un amour indéflectible pour des inconnus que l'on rencontre et auxquels on s'habitue, le petit chien est mon petit chien chéri aussi ; mais...c'est une histoire un peu triste quand même...
Écrit par : jos | 02/07/2013
Jos, oui c'est triste que cet homme soit tous les matins dans le froid et triste que l'autre homme doive compter tous les jours tout le temps ses piles de journaux. Tous les deux sont coincés dans un tout petit espace, alors que les hommes sont faits pour courir le monde.
Écrit par : Sophie | 04/07/2013
J'aime beaucoup ce billet, comme il est écrit, il a même des airs d'éventail je dirais. Vive les hommes et vive vous !
Écrit par : tanguy | 02/07/2013
De vieux remugles d'éventail !
Écrit par : Sophie | 04/07/2013
J'aime aussi ton billet, c'est magnifique ce qu'il fait comprendre de toi.
Écrit par : Julie des Hauts | 03/07/2013
Oh merci!
Écrit par : Sophie | 04/07/2013
Sophie, ce que vous avez écrit vous dépeint comme si j'étais là, dans la rue, et que je vous suivrais de loin...Vous êtes celle qui a été si charitable pour moi dans mes moments difficiles...C'est pour tout cela que l'on vous aime...Vive les femmes qui savent faire du bien aux autres....
Écrit par : meregrand | 03/07/2013
Merci, nous nous faisons du bien alors !
Écrit par : Sophie | 04/07/2013
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