Le chemin ce matin avec Péguy et Alain-Fournier

 

Je vous raconte? ça vous passionne ? Vous attendez ça depuis ce matin? Fiévreusement? Bon, alors d'accord, je vous raconte.

Je pars donc à 7heures 25 avec Péguy et Alain-Fournier. Enfin, avec eux dans mon sac. Et avec Louise -pas dans mon sac- car il se trouve que parfois elle commence le lycée tôt. Comme j'ai dit que je vais lire ça sur le chemin elle demande: "Ce livre super moche?" parce qu'elle trouve la couverture moche. Je dis "elle est pas moche". Elle dit "si". Je laisse tomber et j'enchaîne pour...euh... la... "cultiver", tiens. Parce que j'ai un grand sens des responsabilités, vous voyez. Vous ne saviez pas? "Tu sais, Alain-Fournier c'est le type qui a écrit "Le grand Meaulnes"."Le grand quoi?" elle dit, la voix un poil aigüe. En fait je me doutais bien qu'elle ne le connaissait pas mais croyez moi c'est mieux de faire comme si, pour avoir une conversation de bon aloi. "Le grand Meaulnes, c'est son nom, le nom du personnage principal". "C'est bizarre comme nom" dit Louise. "Bah autant que ton nom de famille". Elle fait la moue. "Et il fait quoi ce grand comme tu dis?" Moi répondant à côté: "C'est un roman-culte. Un peu comme "L'attrape-coeur "de Salinger". Je sais, ça n'a pas vraiment de rapport et il n'y a aucune raison de répondre ça car Louise n'a pas lu L'attrape-coeur. Et moi n on plus! mais il fait bon entrer dans un nuage littéraire en marchant vers la gare dans le froid de canard. Qu'il fait ce matin. On dépasse la palissade avec les clématites roses. Louise "Tu marches + vite maman quand tu parles". Elle se fout de moi ma parole ! Alors moi de plus en plus "ah autrefois c'était le bon temps":" Quand j'étais à l'école on faisait souvent la dictée de l'arrivée du Grand Meaulnes dans la classe, c'est un nouveau qui arrive". Je ne suis pas très sûre de ce que je dis et je me demande si je ne confonds pas avecle début de Madame Bovary. Je m'aperçois alors que je ne l'ai pas relu depuis des siècles. Silence de Louise. Je dis parce que c'était vrai:"On faisait souvent cette dictée... Alors on avait envie d'être grand et de lire ce livre". Louise siffle: "envie de lire un livre ! C'était une autre époque". Oui je sais on faisait pitié. Mais je m'écrase, et je fais diversion. "En fait c'est l'histoire d'un jeune homme qui aperçoit une jeune fille et croit qu'il est amoureux d'elle alors qu'il ne la connait pas, l'amur quoi, elle s'appelle Yvonne de Galais, elle est dans un château". Louise écoute mieux, on arrive à la gare. Elle tourne son visage vers moi: "je ne suis pas trop orange?". Moi: "t'en as pas mis assez sur le cou, mais ça va passer" (son fond de teint) Je continue: "C'est pour ça que c'est culte, c'est l'histoire de l'amour, l'amour c'est toujours comme ça quand on est amoureux, on ne connait pas celui ou celle dont on est amoureux". "Tu peux me passer de l'argent pour que je m'achète des clopes, je te rembourserai ce soir" dit Louise. Misère.

On monte dans le train.Elle s'asseoit en face de moi. " Je crois qu'il est à la maison, je le chercherai, peut-être que ça te plairait. En fait avec Péguy ils sont morts tous les deux à la guerre de 14"."Ah c'est pour ça?"dit-elle. "Pour ça, quoi?" "Pour ça qu'ils sont dans le même livre. Mais ils s'écrivaient quoi?" Je dis" Ils s'admiraient. Il y en a un qui a dit de l'autre avant sa première lettre: "Je vais écrire à ce bonhomme" (Malheureusement je ne sais plus si c'est Alain-Fournier ou Péguy. Je sais je suis affreusement approximative). Je vois alors qu'elle a un petit truc au coin de l'oeil. "Tu as une petite crotte d'oeil au coin de l'oeil". Elle l'enlève. Comme elle est jolie. Dehors le ciel est tout gris. "Je finis à 3 heures" dit-elle joyeusement, et ensuite je ne sais plus de quoi on parle ou de qui mais ni du grand Meaulnes ni de Péguy. Elle descend bien avant moi. Elle me fait un petit signe tendre sur le quai avant que le train redémarre. Les deux cocos restent dans mon sac. Je m'endors à moitié. Je me dis: je les sortirai dans le métro. Voilà Saint-Lazare. Je marche. Je pense à eux. J'entre dans le métro, j'entre dans le wagon, je m'asseois, je sors le livre de mon sac, je lis leurs premières lettres, celles de Péguy sont magnifiques. Le métro s'arrête entre deux stations. "Colis suspect" à l'horizon, annoncé comme se trouvant dans la rame devant. "La police va intervenir" dit le conducteur. "Il y en a pour une heure et demie "ajoute-t-il. Heureusement que j'ai pris ce livre dis donc ! "On va repartir en marche arrière" annonce alors le conducteur. Il nous ramène à Strasbourg Saint Denis. En marche arrière. Terminus. "Changez d'itinéraire" conseille finement un haut-parleur sur le quai. Je change 3 fois. Je pense à eux. J'arrive au boulot.  Très en retard.